Il s’agit de l’hommage adressé au nom des artistes, destiné à être lu lors de la messe du 21 octobre .
Pierre, tu étais un homme d’engagement qui vivait passionnément ta foi et ta peinture. Le hasard t’a fait naître dans la maison d’une peintre, Nelly Hacquard. Tout enfant, tu as pu voir ses travaux sur papier, toile et porcelaine, et tu l’entendais dire son admiration pour les œuvres de Millet telles que l’Angélus ou les Glaneuses, œuvres qui nous paraissent aujourd’hui un peu fanées ; mais van Gogh, par exemple, était aussi de leurs admirateurs, témoignage du passage d’un art académique à un art moderne. Chez Nelly Hacquart, tu as pu aussi, et c’est peut-être le plus important dans cette transmission, toucher les outils du peintre et prendre en mains ses pastels, ses sanguines et ses tubes. C’est dans ce milieu qu’à l’âge de dix ans tu as rencontré Maurice Utrillo, peintre renommé de l’école de Paris, auquel tu t’adressas avec un « Bonjour, Maître ! ». Il te répondit en s’effaçant lui-même pour se présenter comme le « fils de Suzanne Valadon, peintre de grand génie ». La peinture d’Utrillo fut une révélation et, au-delà des frontières entre figuratif et abstrait qui semblent séparer vos œuvres, tu en tiras une grande leçon : parlant d’Utrillo, tu as décrit (je cite) « des blancs lumineux, des bleus incopiables ; ses couleurs m’éblouissent ». Bien des années après, tu as organisé une exposition Utrillo au milieu des H.L.M. de Montigny-lès-Cormeilles, avec le soutien de Robert Hue qui en était le maire. Tu y exposeras toi-même plus tard, et c’est ce même éblouissement devant les couleurs auquel ton œuvre nous convie à son tour aujourd’hui.
D’autres rencontres et d’autres artistes ont influencé ta trajectoire. Ainsi de Lucie Valore, l’épouse d’Utrillo, de Carboneil, de Frediksen ou de Chaissac, ce maître de l’art brut dont tu as retenu une leçon de liberté où les contraintes de déférence à la tradition sont abolies. Ton expérience la plus personnelle t’est venue de ton travail parallèle avec Bernard Coutant. Coutant était un camarade de séminaire, qui comme toi devint prêtre. Vous aviez l’un et l’autre des convictions affirmées, disons que la souplesse de caractère n’était pas votre qualité première et, aujourd’hui, on vous qualifierait de rebelles. Dans le domaine de l’Eglise, nombreux ont été les paroissiens assez proches de toi pour que tu leur confies ton regret que les promesses de Vatican II n’aient pas toutes été tenues et que les réformes engagées aient été trop timorées à ton goût. De même pour l’art et la peinture, où tu souhaitais aussi une forme de radicalité : le relatif immobilisme des goûts et des normes en matière d’art sacré t’irrite, et toute ton œuvre témoigne d’un combat pour les faire évoluer.
Pierre, ta peinture est souvent d’inspiration religieuse : les œuvres réunies en cette église, qui est la tienne, le manifestent comme elles témoignent aussi de la force et de la particularité de ta peinture. Cette singularité peut dérouter les fidèles attachés à des images plus traditionnelles. Regardons ainsi le chemin de croix que tu as accroché : il n’a plus la valeur illustrative des chemins de croix conventionnels, qui étaient des représentations à but didactique à une époque où le livre et l’image étaient rares. Dans ton chemin de croix, le récit factuel des Évangiles s’estompe et les diverses stations sont l’expression de la plus grande douleur menant à la plus grande espérance. Pour interpréter cette œuvre et bien d’autres, il nous faut admettre que la peinture possède une autonomie propre en tant que domaine de recherches formelles. Dans tes tableaux de tous formats, accrochés tantôt en carré et tantôt en losange, dans tes oriflammes, dans ton travail sur la matière picturale qui va de l’épaisseur à la dégoulinade, de l’attention au détail à la marge laissée à l’aléatoire, du trait à l’exploration de formes non cernées, dans ta palette et dans ton nuancier de couleurs, tu cherchais et tu innovais. Tu as rencontré la reconnaissance des milieux artistiques. Plusieurs artistes ici présents ont exposé avec toi, d’autres dans cette assemblée ont organisé certaines de tes expositions dans des lieux divers, allant d’églises à des espaces dédiés à l’art contemporain. Je lis sur le blog d’une artiste ce passage, qui témoigne aussi de ta grande liberté comme peintre : « Pierre aimait à jouer avec la matière et les éléments. Étalant ses couleurs sur des planches de bois, parfois des toiles, il les exposait au temps, en hiver comme en été, qu’il gèle, qu’il pleuve ou que le soleil brûle jusqu’à ce que l’œuvre se révèle. J’ai trimballé les œuvres de Pierre dans pas mal d’expositions, d’Ile-de-France jusqu’en Andorre » ; et de citer une série de lieux. Parmi toutes ces expositions, je sais que tu étais particulièrement touché par celles organisées à l’orangerie de Soisy, parce qu’elles manifestent l’attention et l’intérêt que te portent tes concitoyens les plus proches, ou au Boisquillon, lieu qui t’a toujours accueilli à bras ouverts. Tous les visiteurs se souviennent aussi de l’exposition à l’église de Groslay ou à l’abbaye de Bonport, où furent accrochées un grand nombre d’oriflammes et de toiles. Car tu travaillais beaucoup et, jusqu’à ces derniers mois, tu as continué dans ton atelier, à quelques pas d’ici, à explorer les possibilités de la peinture et de ses extensions.
Dans les courtes lettres que tu adressais à tes amis et dans les titres de tes tableaux, tu calligraphiais en lettres géantes et dansantes. Assez souvent toutefois, tu choisissais d’écarter un titre afin de ne pas enfermer l’interprétation dans un cadre prédéterminé. Aussi, sans nécessairement connaître ou partager le sens mystique qui avait inspiré une œuvre, peut-on en partager l’allégresse : ton œuvre se lit alors comme un hymne à la création et l’interjection de Marie de Magdala quand elle reconnaît le Maître (« Rabbouni ! ») devient un éblouissement à valeur universelle devant les forces de la vie. Cette prodigalité si sensible dans tes tableaux, tu l’étendais aux rapports humains. Rien d’étonnant donc à ce qu’un réseau d’amis se soit constitué autour de toi, où chacun rendait en services et en affection une part de ce qu’il avait reçu. L’un lui rendait service dans l’usage des nouvelles technologies, et des paroissiennes, des paroissiens, t’ont suivi au cours des années et t’ont entouré lors de ta maladie.
Tu as souvent déclaré avoir fait tienne l’injonction du Christ à Pierre : « Avance en eau profonde » et tu appliquais ce commandement tant à la foi qu’à la peinture. En commentant tes tableaux, tu soulignais (je cite) que « la peinture est un acte de parole ». La foi suppose l’adhésion à un corps doctrinal relativement immuable, et une question pour l’Église est d’adapter ce corpus à l’évolution du monde ou, pour citer l’encyclique fondatrice de la doctrine sociale de l’Église à laquelle tu étais si attaché, aux « choses nouvelles » (Rerum Novarum). En matière de peinture, l’innovation est au contraire prisée, même s’il est impossible de se déprendre de tout héritage culturel. Parce que tu es croyant, tu ne vois pas dans la mort physique la fin ultime de l’être. Parce que tu es peintre, l’idée d’une « mort de la peinture » par épuisement de ses capacités d’expression t’est tout aussi étrangère. Dans ta conception de la peinture comme mode d’expression de la foi selon les moyens adaptés à chaque époque, ces deux domaines apparaissaient donc comme distincts, mais liés. Cette unité, nous pensons pouvoir la traduire d’un seul mot : très cher Pierre, ta foi et ta peinture constituent deux faces d’une même aspiration, celle à la Lumière.
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